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J'avais accoutumé de mordre...

Delphine Gigoux-Martin

Commissaire : Pascal Pique

Exposition du 9 juillet au 31 août 2006

Cette exposition a été réalisée avec le concours du Ministère de la Culture et de la Communication, Direction Régionale des Affaires Culturelles de Midi-Pyrénées, Conseil Régional Midi-Pyrénées, Conseil Général de l'Aveyron, Mission départementale de la Culture de l'Aveyron, Les Abattoirs, Centre d'Art Contemporain de Toulouse

"J'avais accoutumé de mordre à même les victuailles, les portant à ma bouche avec mes doigts, et ces légères fourchettes de métal ou d'os ciselé, ces couteaux dont ils usaient pour hacher les viandes, m'étaient à manier plus lourds que les plus pesantes armes de combat"

Extrait du Thésée d'André Gide

"Animale humanité" par Pascal Pique

D’après la légende, le village de Taurines tirerait son nom d’un événement fantastique. En des temps reculés, à l’aube du christianisme, un taureau quittait régulièrement son troupeau pour se rendre seul, toujours au même endroit, d’où on l’entendait pousser de forts mugissements. Intrigués par ce comportement et croyant à un avertissement surnaturel, les villageois décidèrent de creuser le sol à l’emplacement indiqué par l’animal. Ils découvrirent un tombeau qui aurait renfermé les reliques supposées de quelque saint personnage puisque des miracles advinrent par la suite. C’est sur ce site qu’a été édifiée l’église du village qui jouxte le château.(1)

Ce récit illustre le phénomène du syncrétisme religieux qui correspond au passage des rites « païens » gallo-romains à l’adoption du monothéisme en occident.Mais au-delà de l’explication historique et rationnelle, cette légende reflète un trait caractéristique de l’humanité, partagé
par toutes les civilisations et à tous âges : quand le culturel et le naturel sont étroitement mêlés dans le symbolique. Mais ce qui nous intéresse ici en premier lieu est ce qui se joue, s’articule, entre le mental et le réel, ce qui en découle dans notre rapport au monde.
Ce phénomène est au centre du travail de Delphine Gigoux-Martin et de son projet pour le château de Taurines. Si bien que l’on peut considérer cette exposition comme une sorte de cérémonial ou de rituel de passage entre l’imagination et la réalité. Ce qui ne va pas sans bousculer quelques vérités et briser certains mythes sur notre étrange humanité.

L’exposition comme parcours initiatique

C’est donc sous la forme d’un environnement hybride, entre imagination et réalité, humanité et animalité, que Delphine Gigoux-Martin a envisagé son exposition.Récurrentes dans les derniers travaux de l’artiste, les figures de l’animal et de la nature hantent les espaces du château. Mais celle de l’humain n’est pas absente, elle est même centrale par l’intermédiaire du visiteur qui joue ici son propre rôle : celui de l’humain face à l’idée qu’il se fait de la condition animale et de sa supériorité sur l’état de nature. Mais de dominant ou de prédateur il aura l’étrange sensation au terme de son parcours, de passer au statut inverse dans une ascension inattendue.


Au premier étage, il pénètre dans un spectacle étonnant, irréel. Celui d’une portion de forêt en lévitation qui aurait été arrachée d’un seul tenant en libérant une harde de sangliers affolés. Des sections de troncs d’arbres déracinés sont suspendues au plafond et coiffent le visiteur dans sa déambulation. L’espace, imprégné d’une forte odeur de sous-bois, comme si la terre venait d’être retournée, est traversé par quatre sangliers qui sortent littéralement des cheminées situées en vis-à-vis. Comme dans une hallucination, la sarabande transperce l’espace physique et poursuit sa course dans le salon attenant. Le jour du vernissage, l’artiste y a exposé à la suite des sangliers taxidermisés, l’un de leur congénère qui a été cuit à la broche dans l’une des cheminées du château avant d’être dévoré par l’assemblée au cours du repas inaugural. Par là, le cérémonial du banquet est partie prenante de l’exposition en instituant le visiteur dans son rôle de prédateur humain, tout au bout de la chaîne alimentaire. La dernière salle du premier étage prolonge ce spectacle avec un dessin d’animation vidéo projeté dans la pénombre. Elle montre un taureau qui tourne sur lui-même, vacille et s’effondre sous son propre poids. L’image est directement issue du rituel de la corrida et de la mise à mort. L’artiste n’en a sélectionné et restitué que le moment ultime, où juste après l’estocade, la vie s’échappe dans un nuage de poussière bien réel, qui donne une étrange vérité à ce moment dramatique.

On retrouve le principe du dessin animé au second étage consacré à un inquiétant ballet de vautours qui virevoltent à même les murs. En pénétrant dans la première grande salle le visiteur est d’abord saisi par une forte odeur putride de cadavre en décomposition. Le centre de l’espace est occupé par la cime des arbres dont on voyait les racines à l’étage inférieur, comme si la forêt avait traversé le plafond pour apparaître, telle une image surréelle, indépendamment de l’architecture du château. Nous sommes dans le ciel, au beau milieu de la chorégraphie des charognards prêts à s’évader dans la campagne environnante que l’on surplombe par les fenêtres hautes. A moins qu’ils ne fondent sur la proie virtuelle que symbolise le visiteur pris au piège de l’exposition. C’est d’ailleurs ce qui semble s’être produit dans la dernière salle où les oiseaux de malheur sont agglutinés au sol et se disputent avec acharnement des lambeaux de chair autour d’une masse informe. Au gré de cette ascension que l’artiste a voulue « écœurante », les rôles se sont inversés. De prédateur et consommateur, l’homme a retrouvé une position toute relative dans l’ordre des choses. Le renversement symbolique auquel nous convie Delphine Gigoux- Martin correspond au cheminement auquel nous initie l’exposition : celui du passage de la matière intangible de l’imaginaire et de sa psychologie dans la réalité tangible et concrète du monde physique.

L’artiste applique aussi le procédé du décadrage à ses sculptures. Ainsi, la forêt déracinée et les taxidermies de sangliers passe muraille échappent aux contraintes architecturales du château. En oubliant les murs, le sol ou le plafond l’artiste produit une sorte d’arrêt sur image, de suspension, où l’espace réel et l’espace fictif entrent en conflit pour créer une forme de tension psychologique. Ces procédés provoquent un hors champ, un entre-deux entre imaginaire et réalité, d’autant plus efficace et spectaculaire qu’il fait basculer avec lui l’espace même de l’exposition dans une sorte d’in situ fantasmagorique. A l’inverse de la tradition minimale et conceptuelle, ici la réalité n’est pas autoréférentielle ou montrée pour ce qu’elle est, mais transformée, vrillée, au profit d’une mise en scène paradoxale. A cet égard, Delphine Gigoux-Martin est plus redevable à des artistes comme Mona Hatoum ou Bruce Nauman. Ce dernier traduit parfaitement le type de condition psychologique recherchée : « La chose la plus importante pour moi est la tension, la manière dont on se confronte à une situation. Je voulais créer une sorte de situation qui nous mette face à un dilemme, qui nous fasse osciller entre deux manières de se confronter à l’espace et qui, en même temps, ne nous laisse pas vraiment de possibilité. (4)»

A la différence de Bruce Nauman, Delphine Gigoux-Martin ne boucle pas totalement ses œuvres et leur spectateur dans un espace phobique, bien qu’assez souvent la tension psychologique qu’elle organise renvoie à des formes de dérives comportementales ou de violence. Son économie visuelle et perceptuelle est plus fluctuante et plus proche du processus des images mentales que décrit le neurobiologiste Antonio R.Damasio (5).


Les images mentales, conscientes ou inconscientes ne sont pas forcément visuelles et statiques. En fait, le terme d’image mentale recouvre des configurations neuronales relevant de modalités sensorielles, visuelles, auditives, olfactives ou gustatives. Les images que nous voyons mentalement ne sont pas seulement des portraits ou des fac-similés des objets ou de la réalité que nous percevons, mais plutôt des images des interactions entre notre organisme et le monde extérieur. La production des images mentales est incessante, elle ressemble à un flux continu qui se déroule aussi bien dans les périodes de veilles que dans le sommeil quand nous rêvons. Mais toutes les images produites par le cerveau n’accèdent pas toutes à la conscience. Elles sont trop nombreuses pour toutes apparaître à la fenêtre relativement étroite de l’esprit qui ouvre sur la conscience. Il existe donc un monde souterrain d’images non- avérées, en deçà de la part consciente de l’esprit.


Libérer des images mentales souterraines dans l’espace physique, ainsi que le réalise le type d’art que pratique Delphine Gigoux-Martin, revient à élargir la fenêtre de l’esprit pour dévoiler les configurations et les énergies qui sous- tendent nos représentations autant que nos actions. Faire émerger cette part cachée de l’iceberg de notre conscience ne va pas sans conséquences. Cela peut occasionner un état ambivalent où le plaisir et le déplaisir sont étroitement mêlés. Mais la connaissance et la conscience ne permettent-elles pas d’alimenter et de réguler notre relation au monde ? Cela aussi fait partie des enjeux et des risques du passage de l’image mentale à la réalité.

Apprivoiser le vampire existentiel

L’ambivalence, la dualité, la jonction ou l’opposition des contraires sont des données fondamentales dans l’œuvre de Delphine Gigoux-Martin. Elles apparaissent au travers d’une série de couplages à différents niveaux de l’exposition. Du plaisir au déplaisir, de la violence à la douceur, du mort au vivant, du merveilleux au monstrueux, de l’attirance à la répugnance, de l’angoisse à la félicité et, bien entendu, de l’humain à l’animal. Cette caractéristique participe de la dynamique interne de son travail et de son engagement. Son œuvre intransigeante ne saurait se satisfaire d’une résolution des contradictions, des paradoxes, que bien souvent, nous préférons passer sous silence. Elle ne saurait non plus s’engager dans une réduction de l’énigme propre au comportement humain, capable comme on le sait, du meilleur comme du pire. Les motifs de la mort de la violence de la chute et de l’angoisse sont très présents dans l’œuvre de Delphine Gigoux-Martin, mais d’une manière larvée et sous-jacente. Ils cohabitent souvent avec le merveilleux le fantastique dans une atmosphère teintée d’étrangeté. Car c’est bien le mystère de nos ambiguïtés qui est au cœur de l’œuvre de Delphine Gigoux-Martin, ce serait même l’un de ses pivots lorsqu’elle aborde et met en forme ce qui est de l’ordre de la pulsion dans une perspective de dépassement du tabou ou de l’interdit. Freud a justement analysé ce qui relève de l’ambivalence des sentiments et de la nature humaine dans la prescription des tabous (6). Il a démontré par exemple en quoi les tabous liés à la mort relèvent d’un conflit entre les sentiments contradictoires que peuvent provoquer la disparition d’un être proche : avec d’un côté la satisfaction de la haine d’autrui et de l’autre le sentiment de tendresse douloureuse. Il relève même à partir des rêves de personnes saines et civilisées, que la pulsion ou la tentation de tuer est plus forte et plus répandue que l’on veut bien l’admettre.

Mais la notion clef dans l’angoisse est celle du vide tel que l’expose Daniel Sibony. Ce vide est essentiel, il est même dangereux de le nier ou de l’oublier. Au contraire, il faut le traduire et le recycler pour éviter qu’il ne s’enkyste. Comme c’est le cas dans certaines formes de l’avoir, de la possession ou de la domination, quand l’accumulation de biens, de richesses ou de pouvoirs, revient à s’éviter et à s’épargner la rencontre avec le vide. Car le vide, ou plutôt ce que l’on en fait, est capital, c’est un passage obligé : « Le vide nous sert à vivre quand il permet le mouvement d’être où nous prélevons d’autres jeux du possible ; autrement dit, le vide en tant que forme vivante de l’être. Ainsi c’est ce qui nous sert le plus à vivre qui nous angoisse ; au point de nous barrer la vie ; ou de l’ouvrir autrement. L’expérience créatrice favorise cette ouverture quand elle permet de surmonter l’angoisse du chaos. Pour Sibony, la création est un mouvement qui ne va pas sans violence quand elle relaie la violence d’un chaos apparent à d’autres chaos possibles. Car la création est aussi la violence de l’être qui se manifeste dans le passage à ce qui peut être autrement : de l’inconscient au conscient, de l’inconnu au connu, ou inversement. L’œuvre est « elle- même une violence, une irruption de nouveauté d’une vie qui jusque-là n’existait pas. En tant qu’unique, sans précédent, c’est une violence originelle : dans le vide de l’être et de l’indéfini du réel, une intensité émerge et commence un nouveau cycle de temps... ».


C’est bien ce que nous voyons et ce que nous vivons à travers le prisme de l’exposition de Delphine Gigoux-Martin à Taurines. Soit un kaléidoscope d’images mentales et d’images réelles où l’on est invité à négocier, à domestiquer, ce que l’existence et l’humanité peuvent avoir d’anxiogène. Pris sous cet angle, l’art peut effectivement donner une autre vision et une autre version de la nature à laquelle nous participons. Cette part de conscience, de risque et de résolution peut surprendre dans une œuvre aussi récente et aussi jeune. Mais ce serait oublier que Delphine Gigoux-Martin aime à s’identifier à l’un des personnages d’Ambrose Bierce (8), une grande figure de l’humour noir qu’elle affectionne particulièrement, quand il déclare « ... et j’ai si bien progressé dans ma carrière que je suis actuellement Organisateur des Désordres chez les Maîtres de l’Anarchie. » N’est-ce pas en effet ce que l’on peut attendre de l’artiste : apprivoiser notre rapport au chaos et à ses peurs ?

(1) Légende rapportée par Hippolythe de Barrau. Plaquette de présentation du château de Taurines.
(2) André Gide, Thésée, Gallimard, Paris, 1946.
(3) Dominique Lestel, L’animal singulier, Le Seuil, Paris, 2004. (4) Note communiquée par l’artiste.

(5) Antonio R. Damasio, Le sentiment même de soi : corps, émotions, conscience, Odile Jacob, Paris, 2002.
(6) Sigmund Freud, Totem et tabou, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1984.

(7) Daniel Sibony, Violence, Le Seuil, Paris, 1998.
(8) Ambrose Bierce, Le Moine et la fille du bourreau, Rivages poche, Paris.

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